La pêche par procuration

À l’heure où la pratique du No Kill semble se généraliser, notamment auprès des plus jeunes pêcheurs, un phénomène émergeant se développe au travers du prisme déformant des réseaux sociaux et de l’image. Si cette dernière prédomine depuis déjà plusieurs décennies, l’instantanéité de la diffusion de l’information et un besoin absolu de reconnaissance au travers de « j’aime » virtuels seraient-ils devenus les seuls moyens d’exister au sein d’une société régentée par l’anonymat ?

D’ailleurs, les pêcheurs soucieux d’apparaître quoi qu’il advienne sur une image, somme toute éphémère, ne prennent plus le temps d’admirer le poisson qu’ils viennent de capturer, si ce n’est de manière interposée au gré des appréciations et autres commentaires électroniques qui viendront mesurer son niveau de popularité. L’esprit du no-kill lui-même ne serait-il pas galvaudé quand la prise photographique s’éternise de manière excessive ou que la manipulation d’un poisson est de nature à lui occasionner des lésions plus ou moins graves ou d’inutiles souffrances ? La pratique du Catch & release (synonyme de No Kill) ne constituerait-elle pas alors qu’un simple effet de mode codifié où l’intégrité du poisson ne passerait finalement qu’au second plan pour permettre à un pêcheur d’exister, de se mettre en scène, à moins qu’il s’agisse de l’emprise d’un processus cognitif inconscient ?

 jolie truite dans épuisette

C’est cette réflexion que je vous invite à mener avec moi au fil de cet article qui ne se veut pas moralisateur, mais finalement plutôt optimiste quant à l’évolution de notre pratique à l’aune du chemin déjà parcouru.

En effet, certains disciples de Saint-Pierre semblent obnubilés par la prise photographique au détriment de l’instant magique durant lequel nous devrions prendre le temps d’admirer – juste le temps nécessaire ! – le poisson que nous venons de capturer. Cette obsession de l’image et de sa diffusion peut les conduire à oublier l’essence même de notre passion. À l’instar des personnes qui assistent à un concert les yeux rivés sur leur téléphone portable, certains pêcheurs ne regardent plus leurs prises et les paysages qu’ils ont parcourus qu’au travers de leur écran de façon interposée. Cette contemplation « par procuration » est somme toute assez alarmante car elle paraît nous détacher de la réalité. Je dis « nous » car ma récente découverte des réseaux sociaux a déjà considérablement changé ma façon d’observer toutes les choses merveilleuses qui m’entourent quand je suis à la pêche et me fait m’interroger sur les raisons qui me conduisent à observer une modification de mon propre comportement.

Je dois ainsi reconnaître que le désir de vouloir partager les magnifiques paysages que je contemple prend quelquefois le pas sur les choses essentielles qui nous poussent à nous rendre au bord de l’eau. Indépendamment du partage de nos émotions et de nos petites expériences halieutiques, le besoin de figurer aux côtés du poisson sur le cliché, tel Narcisse admirant son reflet dans l’eau claire d’une source, me conduit à me questionner sur le manque de précautions qui peut survenir quand il s’agit de le maintenir le temps d’un selfie dans une position inconfortable ou à l’exposer trop longuement à l’air libre. Trop de poissons sont encore maladroitement tenus par la gueule ou trop serrés au niveau des organes vitaux sur certaines photographies en raison des difficultés que représente ce type d’exercice.

selfie à la pêche de la truite

Pris en flagrant délit de selfie !

Certains poissons chutent quelquefois lourdement à cette occasion ou finissent par se débattre sur un sol jonché de pierres ou dans la boue. L’idéal serait, bien évidemment, de mettre en valeur le poisson et éviter toute manipulation superfétatoire afin de préserver son intégrité et limiter sa souffrance. Je sais néanmoins combien il est difficile de succomber à la tentation et au plaisir de conserver le souvenir de sa capture quand un gros poisson se trouve dans l’épuisette. Le risque de voir une séance photo durer inutilement est malheureusement bien réel. J’aborderai cet aspect dans un prochain article.

Les conséquences sur l’intégrité du poisson me paraissent trop importantes pour ne pas m’interroger sur ma propre manière de pratiquer le no-kill. Si nous sommes accompagnés au bord de l’eau, la question se pose différemment car il est bien plus facile de présenter dans de bonnes conditions un poisson face à l’objectif si un compagnon de pêche prend la photographie. Si le poisson se débat, il suffit de le remettre prestement et délicatement dans l’eau, avant de reprendre l’opération dès qu’il est calmé. L’idéal est bel et bien de laisser sa prise le plus longtemps dans la rivière avant de le soulever rapidement, mais sans le serrer, juste le temps nécessaire pour prendre une ou deux photographies.

photo avec une jolie truite

Le temps d'exposition à l'air ne doit pas durer pour permettre au poisson de conserver toutes ses chances de survie... (photographie : Lionel Ainard)

L’opération ne devrait pas s’éterniser, mais il m’arrive encore de conserver un poisson dans mon épuisette plus longtemps que nécessaire ou de faire durer inutilement la prise photographique pour conserver un beau souvenir de ma capture, même si cette dernière reste dans son élément de façon quasi-permanente.

La génération actuelle, qui ne peut concevoir la pêche sans le no-kill, a considérablement participé à l’évolution des mentalités et de cette pratique. On est toutefois en droit de s’interroger si cette dernière constitue une simple finalité pour répondre à un effet de mode ou si elle correspond réellement à une démarche responsable et sincère où le poisson occuperait toutes nos préoccupations et toute notre attention. Je reste néanmoins convaincu que de nombreuses étapes ont été franchies, mais que nous devons encore progresser dans ce domaine et modifier notre façon d’appréhender les choses et de nous comporter au bord de l’eau. A contrario, nous devons faire montre de pédagogie et de retenue, notamment sur les réseaux sociaux, à l’égard d’un pêcheur qui, par méconnaissance ou par manque de lucidité, n’aurait pas encore pris conscience de l’inadéquation de son comportement.

jolie truite prise en photo

Même dans ce cas, il conviendra d'abréger cette prise photographique... (photographie : Aurélien Bachellerie)

En effet, comment imaginer une pratique du no-kill vertueuse sans soustraire les hameçons triples au bénéfice d’un armement beaucoup plus léger, comme des hameçons simples ? Que représente réellement la perte prématurée d’un poisson aux yeux d’un pêcheur soucieux de lui rendre sa liberté ? Pourquoi prendrions-nous le risque de faire souffrir un poisson pour l’immortaliser sur une image dont l’existence restera éphémère dans un monde virtuel et artificiel ? Je me pose régulièrement ce type de questions dans le dessein de modifier mon comportement quand je juge que ce dernier a été inapproprié. Il m’arrive encore de manquer de discernement lorsque je conserve par-devers moi, et plus durablement que nécessaire, une truite que je souhaite immortaliser au lieu de faire appel à ma simple mémoire. Le poisson ne devrait-il pas être au cœur de nos préoccupations, même si la pêche restera un petit jeu cruel envers un animal que l’on n’hésite pas à qualifier de « partenaire » ?

Finalement, ce besoin de conserver le souvenir d’un poisson ne serait-il pas qu’une simple adaptation de notre espèce qui utiliserait un moyen technologique propre à mémoriser de façon artificielle des images ? L’homme aura toujours besoin d’images pour évoluer dans son environnement… Mais le poisson ne doit pas être considéré comme un simple produit de consommation ou un vulgaire accessoire destiné à satisfaire notre ego.

Au plaisir de vous rencontrer au bord de l’eau.

 © Article rédigé par : Alain Foulon


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